Dans cette première exposition de Naomi Safran-Hon à la galerie RX intitulée « Soft Power », l'artiste israélienne livre un aperçu de son travail, dans lequel elle brouille les frontières entre réalité et illusion, entre l'objet réel et son image. Pour se faire, elle condense sur la toile en tension un jeu d'oppositions entre les matériaux et les techniques : béton et dentelles, peinture et photographie, fil de fer barbelé et tissus. La matérialité de l'oeuvre et les différentes textures font presque basculer ses toiles du côté de la sculpture. Quand on s'approche un peu plus, on comprend que l'artiste pose un regard intime sur sa ville natale, Haïfa, à travers les questions de la domesticité et du foyer, de la guerre et de l'exil, de la mémoire et de l'histoire. Comme elle le résume : « Il s'agit d'un groupe de toiles qui traitent de notre relation à l'environnement, à la fois à la nature et au paysage construit, mais aussi sur la manière dont nos vies sont affectées par des événements extérieurs. »
Au départ, il y a la fascination. Face aux oeuvres de Naomi Safran-Hon, l'oeil balaye la surface pour se poser alternativement sur les matériaux, les paysages et la composition générale. Les matériaux agissent en premier pour plusieurs raisons : par l'opposition entre l'aspect brut et rugueux du béton versus la délicatesse de la dentelle, mais aussi par le jeu illusionniste entre les murs en béton reproduits sur les photographies – que l'artiste intègre à la toile – et le béton même qu'elle ajoute. Elle le répand de façon irrégulière à la surface ou le fait traverser la toile à travers les trous qu'elle a percés. Ces amas forment alors des stalactites, comme autant de prolongements du sujet de la photographie dans l'espace réel. Tout s'enchevêtre, on passe d'une dimension à une autre, comme si on traversait les strates de l'histoire.
Des paysages en ruine magnifiés
Et puis, on rentre dans le vif du sujet. Au coeur de la toile de Naomi Safran-Hon se situent ses photographies de paysages où dominent des ruines. Là se superposent l'histoire de l'artiste et celle de la ville où elle a grandi, Haïfa. Elle s'y balade régulièrement lorsqu'elle y retourne – elle habite New York – et, l'appareil photo à la main, elle retient certaines images de ces bâtiments abandonnés, en ruine. On la suit dans un quartier bien précis, Wadi Salib, hors du temps. Comme elle l'explique : « Il s'agissait de la partie palestinienne de la ville et en 1948, les habitants ont été expulsés ou ont fui à cause de la menace d'une guerre imminente. Ils n'ont jamais été autorisés à y revenir et leurs descendants vivent toujours dans des camps de réfugiés. De nouveaux immigrants juifs y ont été logés jusqu'en 1959, or, une nouvelle vague de troubles civils s'est produite et le quartier a finalement été abandonné. » C'est certainement pour cela qu'elle bannit toute présence humaine dans ses photographies, seules les traces demeurent, et pas n'importe lesquelles puisqu’elle retient en environnement ravagé pour lequel on ressent, en creux, une certaine souffrance, un sentiment de tristesse et d'injustice.
« Mes peintures sont comme des graines... »
Si la guerre et le conflit israélo-palestinien pointent en toile de fonds, il n'est pas question pour l'artiste de prendre position. À la question, « votre art est-il engagé ? », elle répond très clairement :
« Oui, mais seulement engagé envers moi. Or, je pense que vous voulez savoir autre chose. Je pense que vous voulez me demander si je considère mon travail comme porteur d'une idéologie ou d'une opinion politique. Je ne pense pas que ce soit le rôle ou la raison d'être de l'art et je sais que l'histoire de l'art regorge de contre-exemples. Lorsque nous nous rencontrons, nous pouvons avoir un grand débat politique et j'essaierai bien sûr de vous convaincre que mon avis est le bon point de vue, mais dans mon travail, je n'essaie pas de faire cela. J'espère que l'oeuvre interpelle les visiteurs de manière plus profonde. Si l'idéologie d'une personne est comme une maison en métal, essayer de la convaincre revient à donner des coups de marteaux sur une structure inébranlable ; ça ne fera que du bruit. Si nous plantons des graines de réflexions à l'intérieur, un arbre pourrait pousser et traverser la maison de l'intérieur, ce qui remplacerait les idéologies établies par une nouvelle façon de penser. Mes peintures sont comme ces graines, ouvrant un processus de transformation épistémologique. »
S'il s'agit de la première exposition de Naomi Safran-Hon à la galerie RX Paris, le public français a déjà pu se familiariser avec les oeuvres de l'artiste israélienne en mars aux Franciscaines de Deauville, en juin au Bonisson Art Center à Rognes et en novembre, sur le stand de la galerie à Asia Now.
Biographie
Naomi Safran-Hon (1984) est née à Oxford, en Angleterre, et a grandi à Haïfa, en Israël. Elle vit et travaille à New York.
Safran-Hon a obtenu son BA Summa Cum Laude de l’université Brandeis, 2008 et une une maîtrise de l’école d’art de l'Université de Yale en 2010.
Safran-Hon a fréquenté l’école de peinture et de sculpture Skowhegan en 2012, participé à la résidence Art OMI (New York) en 2016 où elle a reçu le prix Francis Greenburger et en 2019-2020 de la LMCC Residency. En 2020, elle a été lauréate du Colene Brown Art Prize.
Le travail de Safran-Hon combine des photographies d'architecture et de paysages qu'elle réalise, qu'elle mélange avec du ciment et de la dentelle, des barbelés transformant ces images en peintures mixtes. Son travail explore les concepts de foyer, de domesticité et de guerre.
Safran Hon a beaucoup exposé aux Etats-Unis et à l'international. Son travail a été exposée dans des lieux tels que Marfa Contemporary,TX ; Musée d’Art de Haïfa ; Brooklyn Museum, NY ; Queens Museum, NY ; Islip Museum, NY ; Museum of Contemporary Art Herzliya, Museum Africa, Johannesburg. Lors de son dernier solo show à la Slag Gallery (Chelsea) en 2020, elle a été consacrée par The New York Times.
Entretien
Qu'allez-vous présenter à la galerie RX ?
Les oeuvres incluses dans l'exposition « Soft Power » sont des peintures que j'ai réalisées ces dernières années. Il s'agit d'un groupe de toiles qui traitent de notre relation à l'environnement, à la fois à la nature et au paysage construit, mais aussi sur la manière dont nos vies sont affectées par des événements extérieurs. Ces oeuvres ont toutes été créées à partir d'une technique que j'ai développée au cours de la dernière décennie, pour laquelle j'associe du ciment, de la dentelle, du textile, de la peinture et de la photographie.
Votre technique est très spécifique. Comment en êtes-vous arrivée à ce processus ? Pourriez-vous le décrire ?
Tout est parti du ciment ou plus précisément de la photographie. Quand j'étais très jeune, je voulais être photographe. Mon ambition était de documenter les injustices du monde à l'aide de mon appareil photo. Ensuite, je suis allée à l'université où j'ai appris la peinture, j'ai donc essayé de représenter les injustices avec ce médium, mais la peinture n'avait pas l'immédiateté de la photo. Alors, j'ai commencé à intégrer mes photographies dans mon travail, celles figurant des murs en ciment édifiés en Israël/Palestine et des bâtiments de ma ville natale, Haïfa. J'ai voulu les représenter avec de la peinture à l'huile, mais cette technique ne rend pas la matérialité des murs en ciment, elle est trop lisse, esthétique et séduisante. C'était le contraire du ciment, qui est rugueux et brutal. J'ai alors décidé d'introduire directement le ciment pour matérialiser le mur en tant que tel et ne plus passer par une image du mur. C'est ainsi que j'ai appliqué du ciment sur les parties des photographies de murs. La dentelle est venue plus tard et m'a permis d'ajouter de la couleur et de la texture.
Que représentent les photographies que vous collez sur les toiles ?
Ces photographies sont celles que je prends lorsque je rentre chez moi, principalement des clichés que je prends à Wadi Salib, un quartier de Haïfa. C'est un endroit spécial, où le temps s'est arrêté. Il s'agissait de la partie palestinienne de la ville et en 1948, les habitants ont été expulsés ou ont fui à cause de la menace d'une guerre imminente. Ils n'ont jamais été autorisés à y revenir et leurs descendants vivent toujours dans des camps de réfugiés. De nouveaux immigrants juifs y ont été logés jusqu'en 1959, or, une nouvelle vague de troubles civils s'est produite et le quartier a finalement été abandonné.
Une maison, une construction, c'est comme une relation, si vous ne l'entretenez pas et que vous n'en prenez pas soin, elle s'effondrera. Comme les propriétaires n'ont jamais été autorisés à revenir, personne ne s'est occupé de ces maisons et elles sont tombées en ruine. J'interprète cet endroit comme un microcosme du conflit, mais aussi comme une métaphore de notre rapport à notre foyer, à notre identité, un reflet de notre humanité dans le paysage urbain. Les images déclinées dans mon travail – les pièces, les espaces, les perspectives –, donnent au spectateur une autre clé de lecture, une autre façon d'accéder au sens profond de mon projet.
Certaines de vos oeuvres évoquent des bas-reliefs, ce qui nous fait basculer dans de la sculpture. Est-ce voulu ?
Je conçois mon travail dans un espace compris entre la peinture et la photographie, mais parce que j'utilise du ciment, qui est un matériau sculptural, et que les surfaces sont riches en textures, on finit par évoquer la sculpture. Je ne suis pas attachée à un médium et je pense que la force de l'oeuvre tient à ce qu'elle questionne les frontières et les limites de chaque médium. De plus, cela renvoie au contenu de l'oeuvre, tant nous sommes prompts à ordonner le monde, à tout enfermer dans des cases, aussi bien les individus que la nature. La vérité est que le monde est désordonné et que rien ne peut être classé dans une seule catégorie.
La nature est omniprésente. Pourriez-vous en parler ?
Eh bien, on ne peut que constater que les humains ont été très forts pour ignorer la nature ou plus précisément pour la dominer. Cependant, la nature est plus puissante que nous ne l'avons imaginé et elle survivra à l'humanité. Le monde continuera d'exister, la question est de savoir si nous serons encore là.
Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'architecture et l'environnement bâti, j'ai réalisé progressivement que la nature était omniprésente et qu'elle envahissait les bâtiments, revendiquant un territoire. De plus, j'ai appris que l'industrie cimentière était l'une des industries les plus polluantes, alors j'ai imaginé que le ciment envahissait aussi la nature. Cela m'a amenée à beaucoup réfléchir à la cohabitation entre le ciment et la nature, à la manière dont un arbre réussit à pousser dans un trottoir, cerné de ciment.
Peut-on dire qu'il y a une dimension décorative dans votre travail avec l'introduction de tissus ?
Absolument, on peut dire qu'il y a une dimension décorative avec les motifs des tissus, mais est-ce c'est quelque chose qui m'intéresse ? Pas forcément. Pour moi la dentelle n'a rien à voir avec la décoration, mais je comprends pourquoi les gens peuvent faire cette association. C'est comme s'ils ne regardaient pas le travail. Peut-être lisent-ils d'abord la liste des matériaux et la jugent-ils, plutôt que la façon dont je les traite et les transforme dans mon travail.
Si j'ai choisi la dentelle, c'est parce que le ciment a besoin d'un maillage sur lequel s'accrocher sinon il redevient poussière. Dans le bâtiment, le rôle structurant est assuré par une armature métallique, et, dans mon atelier, c'est la dentelle qui assure ce rôle, tout en apportant couleurs et formes. J'aime la travailler, car c'est une matière très féminine, décorative et délicate. Quand je l'ai employée pour la première fois à l'école d'art de Yale, tout le monde me parlait de domesticité, et j'aimais ça. Cela correspondait exactement à ce dont je voulais parler : de ma maison, d'où je venais et de ma relation complexe avec mes origines.
La question de la mémoire fait-elle partie de vos préoccupations ?
Absolument, oui, la mémoire est un sujet très important pour moi. Je me suis penchée sérieusement sur l'histoire de la guerre et des conflits dans ma ville natale, car même si ces événements font partie de l'histoire, ils appartiennent aussi au présent. Mémoire et histoire vont de pair. Ce dont chacun se souvient, ce qu'une nation retient devient son histoire. Ce sont ces histoires que nous racontons, et je souhaite les questionner et proposer un autre récit sur Haïfa et sur mon pays. Je veux remettre en question l'histoire que j'ai apprise à l'école. Je veux offrir une mémoire différente.
Comment intégrez-vous la question de l'exil dans votre travail ?
Je pense que l'exil se traduit dans mon oeuvre par les espaces déserts, par l'absence des habitants. Si mon travail se nourrit de l'expérience humaine, la figure humaine y est inexistante. Les individus occupant ces espaces sont peut-être en exil de l'oeuvre ?
Quand j'étais jeune et que j'ai commencé à étudier la photographie, j'ai été marquée par les photographies de l'Allemande Candida Höfer, une élève des Becher. Comme eux, elle a photographié les espaces dénués de toute présence humaine. Mais dans les deux cas, les bâtiments photographiés témoignent de notre société. Leur travail est véritablement un portrait de notre culture. Je pense que ma décision d'exclure les individus de mon travail vient de là ou peut-être du fait que les propriétaires de ces maisons sont bel et bien en exil.
Vous vivez à New York. Comment cette distance vous a-t-elle permis de comprendre votre pays, Israël ?
On dit que ce que vous voyez d'ici, vous ne le voyez pas de là. Je pense que la distance est un présent, elle permet du recul et de la liberté. Je ne pense pas que mon travail aurait été le même si je l'avais créé en Israël. J'ai aussi réalisé que la distance donne une chance d'identifier des similitudes entre les pays comme les modes d'expression de l'oppression, de la division et du racisme. Si chaque endroit a ses propres variantes, on souffre partout des mêmes maladies.
Dans votre travail, vous jouez sur le statut de l'image censée représenter une réalité factuelle. Vos oeuvres sont-elles à la croisée du réel et de l'illusion ?
Je pense que la peinture est traditionnellement considérée comme une illusion, une fenêtre sur une représentation du monde, mais nous savons qu'elle est une image plate. La photographie, par contre, est du côté de la réalité : puisque la lumière est captée par l'appareil photo, ça doit être la réalité. De mon côté, j'estompe la frontière entre illusion et réalité en mélangeant les techniques. Pour le ciment, qui est à la fois présent en tant que matériau et dans l'image photographique, qu'est-ce qui est le plus réel ? L'image ou le ciment lui-même ?
Si la peinture prolonge l'image photographique, la réalité de l'image, alors, la photo devient-elle une illusion ? En développant cette façon de travailler, je crois que l'oeuvre incite le spectateur à réfléchir à la réalité et à l'illusion, à remettre en question ce que nous pensons être réel et ce qui pourrait être fictif.