Cette deuxième exposition de Naomi Safran-Hon à la galerie RX&SLAG s'impose comme une urgence pour l'artiste. Née à Oxford (Angleterre) en 1984, elle a grandi à Haïfa (Israël) et vit désormais à New York. Son travail, qui porte les stigmates du conflit israélo-palestinien, tente de panser une plaie qui a été réouverte par les événements du 7 octobre 2023. Cette exposition, qui présente à la fois des oeuvres créées en 2012 et en 2022, illustre l'appel de Naomi Safran-Hon depuis toujours à la paix, avec un propos qui dépasse les questions politiques. Tout dans son travail symbolise la reconstruction, la résilience, l'imbrication d'histoires et de mémoires, que ce soit à travers les matériaux, les formes ou les couleurs. Lorsque l'art est à la fois cathartique et porteur d'un message humaniste.
Le sous-titre de l'exposition pourrait être « Nous avons tous le même ciel » tant le propos humaniste de l'artiste est meurtri et ravivé par l'actualité dramatique du 7 octobre 2023. Il prend en effet ses racines dans un drame dont l'issu semble dans une impasse. « Mon travail traite directement du conflit israélo-palestinien, c'est pourquoi il me semble approprié de faire cette exposition tout particulièrement en ce moment. Peut-être que certains diront qu'il est trop tôt car les tambours de guerre battent encore. Mais les présenter aujourd'hui permet de les aborder sous un jour différent, peut-être de créer plus d'espace pour le dialogue et la compréhension, et d'aider à promouvoir des sentiments d'empathie. » Ce qui est marquant dans cette exposition c'est que Naomi Safran-Hon met en regard des oeuvres créées en 2012 et en 2022 et que là, devant nos yeux, défilent une ville en ruine, des paysages en feu, des explosions couronnées de fumées grises étouffantes, une vue de ville avec un minaret qui semble prêt à être emporté par une vague de béton... Autant d'oeuvres qui entrent en écho avec l'actualité qui semble se répéter à l'infini.
« Stop à la guerre »
Les titres des oeuvres sont explicites – Time to Forget and Forgive, Looking back at absent home –, tout comme celui de l'exposition. Le temps du retour est venu. « Les Palestiniens, dont les maisons sont encore vides à Haïfa et dans de nombreux autres endroits en Israël, n'ont toujours pas été autorisés à rentrer chez eux après la guerre et la création de l'État d'Israël en 1948. » Or Haïfa est justement la ville natale de l'artiste, elle connaît donc bien très bien ces architectures laissées à l'abandon, en ruine, témoins de drames, de souffrances, d'une mémoire à vif. Naomi Safran-Hon a vécu au plus près de l'Histoire qui ensemence son travail. « Le titre est une sorte d'appel à l'action, on ne peut pas appeler une exposition ''Cessez-le-feu maintenant' ou ''Stop à la guerre'', mais les oeuvres évoquent ces appels. Ce titre suggère également le retour au pays des otages et des soldats et la fin de la guerre. »
Esthétique de la ruine
Dans ses oeuvres, Naomi Safran-Hon se présente comme une archéologue d'une mémoire en train de s'agréger, ce que traduit sa technique portée par une réflexion à la fois sur les techniques de la peinture et sur les règles de l'architecture. Acrylique, ciment, dentelles, fil barbelé, photographie, gouache, toile... Elle développe une symbolique où tout fait sens. Que ce soit le point de départ, les photographies des maisons en ruine du quartier de Wadi Salib, dans sa ville natale de Haïfa, où le rôle de la dentelle qui incarne la féminité, la dimension domestique mais qui sert d'ossature pour que le ciment puisse prendre corps. « Si j'ai choisi la dentelle, c'est parce que le ciment a besoin d'un maillage sur lequel s'accrocher sinon il redevient poussière. Dans le bâtiment, le rôle structurant est assuré par une armature métallique, et, dans mon atelier, c'est la dentelle qui assure ce rôle, tout en apportant couleurs et formes. J'aime la travailler, car c'est une matière très féminine, décorative et délicate. Quand je l'ai employée pour la première fois à l'école d'art de Yale, tout le monde me parlait de domesticité, et j'aimais ça. Cela correspondait exactement à ce dont je voulais parler : de ma maison, d'où je venais et de ma relation complexe avec mes origines. »
Entretien avec Naomi Safran-Hon, RX&SLAG Paris
Exposition « Naomi Safran-Hon. Time to return » du 9 mars au 13 avril 2024
Quel est le propos de cette nouvelle exposition à la galerie RX ?
Étant donné que mon travail traite directement du conflit israélo-palestinien, il me semble approprié de faire cette exposition tout particulièrement en ce moment. Peut-être que certains diront qu'il est trop tôt car les tambours de la guerre battent encore. Mais présenter mes peintures aujourd'hui permet de les aborder sous un jour différent, de créer peut-être plus de place pour le dialogue et la compréhension, et d'aider à susciter un sentiment d'empathie. Il est vrai que certains abordent le sujet de façon manichéenne : c'est soit noir, soit blanc. Soit vous êtes pour nous, soit vous êtes contre nous. En réalité, nous voulons tous vivre et nous avons besoin de vivre ensemble. Pour ce faire, il faut de la compassion. J'espère que mes peintures pourront créer cet espace de dialogue, qu'elles pourront créer de l'empathie.
Pourriez-vous expliquer le choix du titre, « Time to return » ?
Le titre peut être compris de plusieurs façons. Qui reviendra et où ? Les Palestiniens, dont les maisons sont encore vides à Haïfa (d'où je puise mes matériaux pour mes oeuvres) et dans de nombreux autres endroits d'Israël, n'ont toujours pas été autorisés à rentrer chez eux après la guerre et la création de l'État d'Israël en 1948. Ces personnes, ainsi que leurs enfants et leurs petits-enfants, se sont retrouvées réfugiées à Gaza et ailleurs. Elles vivent aujourd'hui, une fois de plus, une Nakba (« catastrophe » en arabe) et ne peuvent pas rentrer chez eux. La Nakba fait référence au déplacement massif et à la dépossession des Palestiniens lors de la guerre israélo-arabe de 1948. Le titre est donc une sorte d'appel à l'action : on ne pourrait pas intituler une exposition « Cessez-le-feu maintenant » ou « Stop à la guerre », c'est pourquoi le nom des oeuvres évoque ces appels. « Time to return » sous-entend également le retour au pays des otages et des soldats, tout comme la fin de la guerre.
Pourriez-vous nous décrire une des oeuvres exposées ?
Dans The Slabs of my Depth, à mesure que vos yeux s’éloignent du centre du tableau, l'image réaliste se déconstruit pour devenir une abstraction. Beaucoup de mes peintures oscillent entre les deux justement, entre représentation et abstraction. Je m'intéresse à l'exploration de la tension entre les images et les matériaux. Le centre du tableau est une photographie d’un espace intérieur délabré que j’ai prise dans le quartier de Wadi Salib, dans ma ville natale de Haïfa. J'ai utilisé le paysage urbain détruit pour raconter en arrière-plan l'histoire des forces politiques qui ont créé les conditions nécessaires à une telle destruction. J'ai percé des trous dans la surface de la photographie, remplacé certaines parties par de la dentelle traversée par du ciment. Ensuite, j'ai prolongé la réalité photographique avec des morceaux de dentelle de couleurs similaires tout en y insérant du ciment. L’image s’effondre au fur et à mesure que votre regard se déplace vers l’extérieur et un jeu entre matières, couleurs et formes prend le dessus.
Comment comprendre le titre des oeuvres ? Pourriez-vous nous donner quelques éclairages ?
J'ai donné le titre de ces oeuvres avant le conflit actuel, et il est assez troublant de se pencher sur certains et de constater à quel point ils sont toujours pertinents dans le contexte actuel. Dans Time to Forget and Forgive, créée en 2020 et donc bien avant le 7 octobre, il était clair pour moi que, pour une véritable réconciliation historique entre Israéliens et Palestiniens, il faut passer par un processus de guérison. Dans Looking back at absent home de 2022, « absent home » fait ici référence à une peinture produite en 2010 sur le même sujet : une maison détruite et abandonnée à Haïfa en 1948. Ces maisons de Haïfa ont été abandonnées de la même manière que celles au Nord de Gaza, lorsque les gens ont fui à cause de la guerre. Ainsi, « looking back » fait référence au tableau réalisé mais dans ce nouveau contexte, il pourrait faire allusion au lien entre passé et présent. Building Blocks for the Past, peint en 2022 également, représente des parpaings de ciment qui se dissolvent dans une abstraction de dentelles, de peinture et de ciment. Les images de l’anéantissement à Gaza sont saturées de ruines de ciment. Peut-être qu'en réalisant cette oeuvre, je pensais à l'histoire de la destruction de nombreuses maisons, sans prévoir que cela serait également vrai dans le présent.
Qu'est-ce qui est nouveau dans cette exposition ?
Il n'y a pas de choses nouvelles, mais plutôt anciennes. Dans cette exposition, nous avons décidé de montrer une sélection de petites peintures que j'ai réalisées en 2012. Bien qu'elles datent de plus d'une décennie, elles sont toujours d'actualité, car je les ai réalisées à partir d'images que j'ai collectées dans les journaux pendant la guerre de 2009 entre Israël et Gaza, appelée Operation Cast Lead. Il est tout simplement navrant de constater que, à travers ces oeuvres, que rien n'a changé ou plutôt que la situation a tout simplement empiré.
Quels sont les piliers de votre travail ?
Consigner le passé, l'intégrer au présent et nourrir l'espoir d'un avenir meilleur. Combiner un sujet et une forme pour créer du contenu. Ensemble, ce contenu, le sujet et la forme devraient émouvoir les gens et avoir un impact sur eux.
Peut-on dire qu'il y a une dimension décorative dans votre travail avec l'introduction de tissus ?
Absolument, on peut dire qu'il y a une dimension décorative avec les motifs des tissus, mais est-ce c'est quelque chose qui m'intéresse ? Pas forcément. Pour moi la dentelle n'a rien à voir avec la décoration, mais je comprends pourquoi les gens peuvent faire cette association. C'est comme s'ils ne regardaient pas le travail. Peut-être lisent-ils d'abord la liste des matériaux et la jugent-ils, plutôt que la façon dont je les traite et les transforme dans mon travail. Si j'ai choisi la dentelle, c'est parce que le ciment a besoin d'un maillage sur lequel s'accrocher sinon il redevient poussière. Dans le bâtiment, le rôle structurant est assuré par une armature métallique, et, dans mon atelier, c'est la dentelle qui assure ce rôle, tout en apportant couleurs et formes. J'aime la travailler, car c'est une matière très féminine, décorative et délicate. Quand je l'ai employée pour la première fois à l'école d'art de Yale, tout le monde me parlait de domesticité, et j'aimais ça. Cela correspondait exactement à ce dont je voulais parler : de ma maison, d'où je venais et de ma relation complexe avec mes origines.
Comment vous sentez-vous vis-à-vis du contexte géopolitique actuel ?
Je me sens terriblement mal. Tant de vies sont perdues, tant de vies sont ruinées, tant de communautés brisées, tant de maisons détruites. De nombreux innocents paient un prix très élevé pour être nés dans un endroit plutôt qu’un autre. C’est comme si un volcan de violence était désormais entré en éruption. Je pense que les Israéliens ont oublié qu’ils vivent sur un volcan, tandis que c'est la réalité quotidienne de nombreux Palestiniens. J'ai le coeur brisé pour les deux peuples, nos vies sont liées. J'espère un cessez-le-feu et le retour des otages. Je prie pour que les dirigeants soient assez courageux pour envisager une solution prenant en compte une vie qui puisse être partagée et la construction d'une « maison » commune.