RX & SLAG, Paris

Christian Lapie

Les ombres incertaines

VIEWING ROOM

Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie RX&SLAG, Christian Lapie poursuit sa recherche autour d'un motif récurrent qu'il décline – ses sculptures de gardiens bienveillants –, en poussant le désir de simplification de ces silhouettes minimales à son maximum, pour renforcer une certaine idée de pureté. Il réunit en une procession ou une file indienne 16 sculptures dans les espaces de la galerie (les salles de la vitrine et des poutres, jusque sous la verrière), pour une invitation à partager un moment méditatif et hors du temps. Intitulée  « Les ombres incertaines », elle traduit l'obsession de l'artiste pour ce thème, convoquant à la fois des archétypes, l'inconscient et une mémoire universelle.

Une sculpture monumentale accueille le visiteur juste à l'extérieur de la galerie, le temps de l'exposition.

 

Ombres symboliques

Seules ou en groupe, elles se présentent à nous telle une procession ou une file indienne. Les sculptures de Christian Lapie nous invitent à déambuler dans la galerie tout en modifiant notre perception de l'espace. On retient le temps et on dirige notre regard à l'intérieur de nous-même. Plusieurs noms viennent à l'esprit pour définir ces êtres hiératiques aux noirs profonds qui se dressent devant nous : des gardiens silencieux, des messagers bienveillants, des menhirs millénaires, des divinités appartenant à un panthéon oublié, des totems protecteurs, des génies de la forêt ou une assemblée d'ancêtres. Les œuvres de Christian Lapie sont tout cela à la fois et leur force est de faire surgir de notre mémoire des images puissantes. Elles nous interpellent et nous arrêtent. Mais le titre de l'exposition introduit une autre notion : celle de l'ombre, un mot indissociable du parcours de l'artiste, tant il revient comme une antienne dans le titre des expositions ou des œuvres. Voilà que l'artiste convoque d'autres symboles et significations : l'ombre est notre double, notre inconscient, la partie sombre de notre psychée, un des éléments constitutifs de l'âme chez les Égyptiens... « Pour moi, cette forme représente notre ombre portée sur le sol, soit le minimum puisqu'il s'agit d'un grand rectangle sur lequel est posé un plus petit rectangle. Il n'y a pas de jambes, pas de bras, pas de genre. On ne peut lui donner ni origine, ni époque, ni culture. »

 

Un art universel

Christian Lapie a posé les bases de son projet artistique il y a plus de 30 ans, qui est de créer un art « qui s'adresse à tous, qui soit un signe symbolique universel et que chacun puisse faire sien. Qu'il mette en relation les gens les uns avec les autres en créant une émotion collective. » Un projet ambitieux donc qu'il a porté sur tous les continents et qui a toujours suscité un accueil chaleureux. « Les gens voient des éléments de leur culture, des témoins du passé, des ombres bienveillantes. » Ces œuvres agissent tels des miroirs donc, où chacun peut se projeter parce que l'artiste s'efface. « Il faut revenir aux racines profondes de ce qu'est une œuvre d'art. »

 

La pureté originelle

Pour cela, Christian Lapie aborde cette nouvelle série avec une très grande rigueur pour accéder à la pureté essentielle du travail – « c'est le fil conducteur de l'exposition » –  pour mieux entrer en relation avec l'œuvre. Le choix de ces bois de chêne carbonisés participe de cette quête en introduisant une forme d'abstraction et de transfiguration de la matière. On peut faire un rapprochement avec la pensée orientale et ainsi Christian Lapie cite volontiers un artiste et moine bouddhiste japonais peu connu de l'époque d'Edo, Enkū (1632-1695). Il aurait sculpté pas moins de 120 000 effigies de Bouddha de façon assez brute, comme « taillées à la serpe, soit à l'inverse de ce que l'on connaît de la sculpture japonaise. J'ai en commun avec lui aussi cette idée de déambuler à travers le monde (lui c'était juste le Japon) pour déposer des œuvres qui vont à la rencontre des populations, des habitants, des gens. » Tisser des liens est aussi une façon de replacer au cœur des relations la fraternité, de « faire entrer en ligne de compte les hauteurs symboliques » comme l'écrit Régis Debray. « Nos grands moments de fraternité se donnent tous une référence mythique de l’ordre du sacré. » Ces mots du philosophe pourraient être ceux de Christian Lapie.

 


 

Entretien avec Christian Lapie, RX&SLAG Paris
Exposition « Christian Lapie. Les ombres incertaines », du 9 mars au 13 avril 2024


Qu'est-ce qui vous a guidé pour cette nouvelle exposition à la galerie RX&SLAG ?
Toutes mes expositions en galerie sont des variations autour d'une mêême forme, comme la musique américaine des années 1960 d'un Philip Glass par exemple. Cette forme se répète, se multiplie et, avec les vides, cela crée comme une partition visuelle. Aujourd'hui, je souhaite aller à la racine, à l'essentiel, voilà le vrai fil conducteur de l'exposition. Il y a une certaine unité dans la taille des oeoeuvres présentées à la galerie RX, à peine plus grand que nature, présentées soit seules, soit réunies en groupes et certaines proviennent d'un même tronc. L'idée est d'arriver à la pureté essentielle du travail.


Comment explicitez-vous le fondement de votre travail ?
En 1992, j'ai été invité à exposer au musée d'art moderne de Rio lors de la conférence pour la terre « Sommet pour la terre », en compagnie de 90 artistes internationaux. J'étais très enthousiaste et avait créé
une oeuvre ironique et politique. Mais en arrivant sur place, j'ai eu un choc face à cette nature qui semblait forte et généreuse, lourde et odorante, impénétrable et dangereuse, mais aussi face aux populations, simples et sincères. J'ai eu envie de créer une oeuvre qui s'adresse à tous et pour laquelle il n'est possible de ne donner ni origine ni époque. Qu'elle soit un signe symbolique universel et qu'elle mette en relation les gens les uns avec les autres en créant une émotion collective. J'ai eu envie de revenir aux racines profondes de ce qu'est une oeuvre d'art et de créer une silhouette qui symbolise l'humain tout en sortant des stéréotypes.


Pourquoi avez-vous utilisé les arbres comme matière première ?
L'arbre est un beau symbole dans toutes les civilisations, il relie la terre au ciel parce qu'il plonge ses racines profondément dans le sol ce qui suscite tout un imaginaire puisqu'elles sont cachées ––, et parce qu'il s’élève vers le ciel plus haut que nous. Il nous fait alors redresser la têête.


Vous ne choisissez pas n'importe quels arbres, mais ceux appartenant à une forêt de votre réégion, la Champagne-Ardenne. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
En 1979, après des études aux Beaux-Arts de Paris, je me suis installé en Champagne-Ardenne dans une vieille grange qui appartenait à mes parents, et avant cela à mes grands-parents et mes arrière-grands-parents. Toutes ces générations ont connu une des guerres, 1870, 1914-1918 ou 1939-1945. Par ailleurs, depuis que je suis adolescent et que je veux être artiste, je sentais qu'il fallait extraire des choses au plus profond de moi et de cette aire de violences et de carnages. Il était important pour moi d'intégrer dans mon travail ces arbres blessés et résilients, qui ont reçu des éclats de mitraille d'obus. Par leur mémoire, rappellent des moments historiques.


De quelle façon ces éclats apparaissent-ils après autant d'années ?
Une tache diffuse apparaît sur la partie fendue de l'arbre, c'est un peu comme une tache d'encre de Chine sur un papier aquarelle.


Quelles sont les étapes importantes dans votre travail ?
Il y a 3 phases qui génèrent beaucoup d'émotions. Tout d'abord le choix des arbres qui est un moment très fort et intuitif. C'est une gourmandise je dirais mêême. Ensuite les troncs sont fendus à la main : ils s'ouvrent en deux et je vois immédiatement comment je vais les tailler pour dégager la ou les silhouettes et lui rendre ce que je considère être sa nature initiale. La dernière phase consiste à les redresser et à créer des groupes. C'est à ce moment que le cycle prend sens, de la recherche des troncs tel un chasseur-cueilleur comme lorsqu'on va chercher des baies sauvages ou des champignons en forêt, on furète, on regarde, on cherche au fait de les positionner dans un environnement. Je leur donne alors une autre raison d'être. Le fait de mettre plusieurs figures ensemble me permet de jouer sur les espaces entre elles, ce qui pourrait être les silences comme en musique.


Qu'est-ce qui attire votre attention lorsque vous choisissez les arbres ?
Lorsque je les regarde, j'imagine bien de quelle façon pourraient éémerger des hommes-arbres ou arbres-hommes une fois le tronc fendu. Ils ont un certain port, une certaine élégance, un certain rapport à la verticalité, des légères torsions ou pas, l'impression qu'ils se fendraient bien en 2 ou 3, ce qui permettrait de faire des groupes à partir d'un seul tronc. Les critères sont à la fois formels, technique et éémotionnel. L'émotion qui guide le choix des arbres est indescriptible.


Ces arbres sont-ils destinés à être coupés ?
Oui, je n'achète que des arbres autorisés, vendus aux enchères à des scieries par l'Office national des forêêts ou les communes. Les coupes de chêne dans les forêts françaises ne sont jamais des coupes à blanc, c'est un travail minutieux de cueilleur. Certains arbres sont désignés, et après il faut les abattres sans abîmer les autres. Ces tailles permettent la régénération naturelle des forêts de chênes puisque ce sont les glands tombés qui donnent naissance à de nouveaux chênes.


Quelle est la place du dessin et de la peinture dans votre travail ?
J'essaie de retrouver dans le dessin ce que je pratique en sculpture. Je présente seulement 2 peintures au goudron sur papier dans l'exposition, une matière que je trouve très belle, épaisse et qui permet d'avoir de très belles dégoulinures. Je l'utilise comme une tâche que je laisse couler et qui devient comme l'image d'un arbre fendu.


Vous avez installé vos sculptures un peu partout à travers le monde. Est-ce que les réceptions sont différentes selon les pays ?
Lorsque j'ai mis en place ce projet, je voulais avoir cette relation avec d'autres cultures, que mes oeuvres puissent être installées n'importe où sur la terre. J'ai opéré cet exercice de nombreuses fois et les gens y voyaient des éléments de leur culture, des témoins du passé, des gardiens, des ombres bienveillantes, ce qui me comble tout à fait. Concernant les collectionneurs ou les institutions, les gens sont surpris que ça fonctionne comme ils l'avaient imaginé ou lu. Tous me disent qu'ils ont l'impression que les sculptures ont toujours été là ! Elles étaient là et on ne les voyait pas.


Est-ce que la relation avec les collectionneurs est importante ?
Oui, l'humain m'importe énorméément, donc je vais installer les oeuvres chez les collectionneurs dans 95% des cas, même pour des petites pièces. Il est important aussi de les aider à trouver l'emplacement juste, qui ne soit pas le plus évident pour qu'on puisse la découvrir au détour d'un chemin, comme si elle était cachée et ainsi être surpris.


Pourriez-vous partager une histoire, un récit associé à une commande particulièère ?
Suite à la tempête de 1999, les propriétaires du château de L'abrègement, situé à Bioussac en Charentes, ont demandé à 4 artistes de créer des oeuvres à partir des arbres qui ont été détruits, pour dépasser l'émotion de la destruction, pour que ce soit résilient [60 000 chênes sessiles ont été replantés et la « querceraie » abrite une collection de plus de 100 variétés de chênes, ndlr]. Les autres artistes étaient Andy Goldsworthy, Antony Gormley et Joël Shapiro. C'était une expérience très forte, une renaissance et un rebondissement par rapport àà un événement tragique.